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La relation est l’horizon de la communication

1 octobre 2020

Entretien avec

Nicole d’Almeida

À toutes les étapes de la crise, la communication a joué et joue un grand rôle. Nous devrions même dire « les communications » : communication scientifique et médicale, communication politique, communication médiatique… Quels traits saillants retenez-vous, et quelle analyse faites-vous de la concurrence exacerbée de toutes ces communications ?

Nicole d’Almeida : Le thème du coronavirus a représenté près de 80 % de la couverture médiatique au cours des mois de confinement. Il a été omniprésent au sein d’un paysage médiatique dans lequel, premier fait marquant, tous les médias, quels qu’ils soient, ont tiré leur épingle du jeu. Aucun n’a disparu : il y a eu autant de place pour la télévision que pour la radio et la presse. Contrairement aux librairies, les kiosques de presse n’ont pas fermé. Bien sûr, les réseaux sociaux sont largement intervenus, avec à la fois le meilleur et le pire. Le sujet du coronavirus a donné lieu à un volume exceptionnel d’information, voire une surinformation et une infobésité, d’une certaine façon. Pourtant, deuxième fait marquant, cette infobésité ne semble pas avoir pesé sur les esprits inquiets, en quête d’informations. Tous les moyens étaient bons pour calmer les inquiétudes, mieux connaître ce virus inconnu et imprévu.

 

Cette crise ne conduit-elle pas à remettre en perspective la notion d’espace public ?

N. d’A. : En effet, nous avons assisté en temps réel à la constitution d’un espace public national et international, dans lequel s’est exprimée une communauté interprétative contrastée, plurielle, souvent conflictuelle. Une forme d’espace public discussionnel en somme, focalisé sur l’agenda très particulier du virus et de sa circulation à travers pays et continents. C’est très intéressant d’observer la conversation mondiale simultanée autour d’un événement totalement imprévu.

 

Loin de produire toujours du savoir et de la vérité, l’information, dont on a parfois été saturé, a aussi été source de confusion. Et, paradoxalement, elle a ouvert la voie à la rumeur et au soupçon. Comment appréhendez-vous ce défi pour l’information et pour tous ceux qui exercent le métier de journaliste, a fortiori à l’heure des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux ?

N. d’A. : Nous sommes dans le cas de figure d’un fait totalement nouveau que personne ne connaît, et sur lequel de l’information, des connaissances ou des savoirs vont se développer, se dire, s’opposer aussi, dans un temps très court. On a vu en temps réel comment des problématiques scientifiques sont bien des problématiques sociétales, déconfinées des laboratoires – des problématiques qui se disent, se débattent et s’exposent à ciel ouvert en société. Sur le plan informationnel et s’agissant du métier de journaliste, deux points me semblent importants. D’abord, un besoin absolu de pluralité dans un cadre incertain. Ensuite, un contexte qui appelle à la vérification d’informations sous la forme d’enquêtes. Je pense à l’enquête parue dans Le Monde sur la gestion des masques en France au cours des dernières années. Un vrai travail d’investigation, de vérification ou de fast-checking s’est incontestablement développé.

 

 

Un autre domaine de la communication a connu une tension : la communication des entreprises et tout ce qui relève des marques. Les entreprises ont été prudentes ou attentives à ne pas trop en faire, et à éviter le décalage entre l’intention et le faire. Est-ce une nouvelle manière d’appréhender les questions d’image et de réputation ? La raison d’être de l’entreprise ne s’éprouve-telle pas plus que jamais dans la cohérence des discours et des actes ?

N. d’A. : C’est un moment de crise, de revirement et de transformation pour les pratiques de communication. Est-ce que cela sera durable ? Nous avons assisté à des arrêts complets de campagnes de grandes marques, comme Coca-Cola, qui a décidé de reverser son budget vers des fonds d’aide et de soutien à la recherche sur la Covid-19. Nous pouvons y voir une stratégie de modération. Beaucoup d’entreprises en tout cas ont abandonné – provisoirement ou plus longuement – la promotion de leurs produits pour revenir à elles-mêmes, à leur place dans la société. La perspective de marché a reculé, et la problématique de société l’a emporté sur le plan du discours et sur celui des actes. Nous avons vu de grands fleurons de la cosmétique et du luxe en France fabriquer des masques ou du gel hydroalcoolique. C’est la première fois qu’à cette échelle, les efforts et les contributions sont si nombreux sans être spectaculaires, puisque la logique de l’aide et du don se doit d’être réelle et discrète, et non somptuaire et omniprésente. Ces initiatives permettent peut-être aux entreprises à marque forte de revenir à leur ancrage social. Mais on entend aussi la lame de fond qui s’exprime dans la société civile et invite à une révision des modes de production et de consommation, ainsi qu’à une sobriété que tout le monde a partagée durant un temps.

Dans l’entreprise, le confinement a produit une singulière redistribution des salariés, entre ceux en télétravail, ceux au contact sur le terrain et ceux mis en chômage partiel. Cette situation a obligé à réorganiser un certain nombre de pratiques, aussi bien dans la circulation de l’information que dans les rituels de communication. Que révèle, au fond, une telle période quant à la communication dans les entreprises ?

N. d’A. : Les mesures adoptées pendant le confinement montrent bien que le collectif de travail habituellement supposé n’est pas unifié mais fragmenté, marqué par une segmentation des tâches et des utilités, et par l’existence de métiers très spécifiques. Avec la segmentation des publics internes se joue le sens du travail, qui n’est pas un sens unifié. En français, un terme unique désigne le travail. Mais d’autres langues, comme le grec ancien, l’allemand ou l’anglais, distinguent trois notions qui mobilisent des facettes différentes de l’activité. Les mois de confinement ont rendu visible la place et l’importance d’une des dimensions un peu oubliées dans nos sociétés de services et du numérique : celle du labour en anglais et du ponos en grec, qui a donné « peine », à savoir ce travail physique qui mobilise le corps, de façon souvent douloureuse, et qui se caractérise par une présence et une intensité du geste. Ce travail souvent oublié au profit des activités de conception et d’organisation est revenu sur le devant de la scène, sorti de l’oubli et de l’indifférence.

 

Vous évoquez un retour du travail et du métier.

N. d’A. : Oui, avec cette particularité désormais qu’est le travail collectif à distance. C’est ce qui a rendu la période aussi intéressante. On voit au passage les limites du télétravail, en constatant à quel point chacun a fait l’expérience du besoin des autres et du besoin d’équipe. Télétravailler entre un et trois jours par semaine peut sans doute s’envisager et s’organiser dans les prochains mois ou prochaines années. En revanche, l’expérience durable du travail à distance semble peu envisageable. Les DRH interrogés sur le sujet mentionnent une panne de projet collectif dans le télétravail généralisé. Pour concevoir des projets, rebondir et continuer, il faut se retrouver, se rencontrer, être à plusieurs ensemble.

 

Cette distance que les outils numériques rendent possible ne pose-t-elle pas de redoutables questions de management, de médiation et, in fine, de communication ?

N. d’A. : Bien sûr ! Ce qui s’est passé à grande échelle, de façon totale, 24 heures sur 24, c’est une imbrication de la vie personnelle et de la vie professionnelle. On l’observait depuis quelques années, mais le maillage, cette fois, s’est opéré pleinement. C’est une expérience professionnelle et personnelle tout à fait inédite. L’autre point, c’est qu’à travers le télétravail, soit on revient en amont du salariat, soit on s’oriente vers un postsalariat. En tout cas, les références au salariat avec l’invention du temps de travail, du lieu de travail et de l’activité bien identifiée sont mises en question. Est-ce que cela invite à revenir à des formes préindustrielles et artisanales qui avaient cours avant l’invention du salariat, ou à aller vers des formes post-modernes et libérales ? Des perspectives s’ouvrent, que certains appellent de leurs vœux quand d’autres les contestent.

De nombreux communicants internes ont témoigné d’un fort investissement dans ce moment critique, pour éviter les phénomènes de déliaison, voire de rupture du tissu social. Comment voyez-vous leur rôle évoluer au sortir de la crise ?

N. d’A. : Pendant et au sortir de la crise, la fonction « phatique1 » est revenue sur le devant de la scène. Cette fonction de liaison et de mise en relation est fondamentale. Elle constitue l’horizon de la communication. Je dirais qu’elle en est à la fois le point de départ et le point d’arrivée en même temps que le chemin de la communication interne. Cette fonction phatique était un peu oubliée ces dernières années, gommée par une fascination pour les outils, la production de contents – de contenus –, de stories et autres récits. Revenir au geste communicationnel qui s’adresse à l’autre dans une perspective de mise en liaison est très intéressant pour les communicants, une fois les outils maîtrisés et la problématique de contenu élaborée.

Lors d’un entretien que nous avions eu à propos de la langue de bois – et qui était paru dans Les Cahiers de la communication interne en 2017 –, vous rappeliez son origine et surtout ses modalités, dans le champ politique comme dans celui de l’entreprise. N’est-elle pas, d’une certaine façon, une victime collatérale de la situation actuelle ? Force est de constater qu’elle passe mal. Mais cela sera-t-il durable ?

N.d’A. : Il y a moins de langue de bois et elle passe moins bien. On ne s’en plaindra pas ! Peut-être qu’en période de crise, nous n’avons pas le temps de tergiverser, d’attendre, de repousser, de mentir. Ces moments sont des moments de vérité. Inventé par Hippocrate, le terme « crise » est né dans le champ médical pour désigner le moment crucial où se joue le basculement entre la vie et la mort. La crise sanitaire nous a installés sur le fil du rasoir. La concentration sur l’essentiel de ce qui est à dire, de ce qu’il convient de faire dans un temps court, privé d’interactions physiques, limite tout déploiement de langue de bois, laquelle a besoin de temps. La langue de bois veut toujours s’installer dans le temps. Elle est là pour organiser le temps des organisations et des sociétés.

 

En référence à deux de vos livres, Les Promesses de la communication et La Société de jugement, j’ai envie de vous interroger sur l’enjeu de la confiance. En quoi ce que nous vivons peut ou non renforcer la confiance, à la fois dans la société et dans l’entreprise ? Les grandes épreuves, dans le passé, ont parfois été des catalyseurs de confiance.

N.d’A. : Nous parlons de confiance quand il y a incertitude. Georg Simmel, le philosophe allemand, définissait la confiance comme un état entre le savoir et le non-savoir. Dès que l’on mobilise la confiance, c’est qu’il y a, d’un côté, du savoir, une expérience individuelle ou collective, et, d’un autre côté, un non-savoir, une incertitude, un inconnu. Nous faisons confiance sur la base de l’expérience, sur la base du connu et des expériences réussies au fil du temps. Il y a toujours une dimension de « pari » dans la confiance, mais il y a aussi la connaissance des personnes, des organisations ou des institutions, qui donne une certaine prévisibilité d’action. C’est un couplage subtil. S’agissant des institutions dans l’actualité récente, les niveaux de confiance ont varié. La confiance envers le président, envers le gouvernement, en tant qu’acteur public responsable d’une politique de santé publique, a été moins forte en France que dans d’autres pays voisins. Certaines institutions ont vu leur capital de confiance augmenter de façon extraordinaire : l’hôpital bien sûr, mais aussi l’école, qui a très bien réagi, et d’autres institutions encore, appréciées de façons différentes, notamment la police, qui avait pour missions de maintenir l’ordre et de garantir l’état d’urgence sur le territoire. Les indices de confiance varient au fond selon la capacité des acteurs à réagir et à intervenir à propos. Dernier point intéressant dans la perspective d’une production de la confiance, un élément clé est la capacité des individus à retrouver une partie de soi (de son consentement) dans les organisations et ceux qui les dirigent. Ce qui se joue dans la production de la confiance, c’est la réconciliation des individus et des groupes avec des acteurs décideurs et leur capacité à se retrouver dans la vie et les choix de l’organisation ou de l’institution. Ce sont donc une perspective participative, côté entreprise notamment, et une perspective de démocratie élargie, côté politique, qui sont en jeu.

 

En quoi la communication peut-elle favoriser ou non la confiance ?

N.d’A. : Elle peut la favoriser ou, au contraire, la diminuer par un excès ou une surabondance de mensonges. Cela arrive très souvent ! Elle peut donc autant la saper que la conforter. Elle peut la conforter par une cohérence des messages, par une cohérence entre les messages et les actions entreprises, et, également, par une cohérence du côté des porteurs de l’action et de la parole. Nous rejoignons l’importante question de l’exemplarité du management ou des décideurs, leur capacité à inspirer la confiance par une conformité d’eux-mêmes, de leur esprit, de leur personne, de leurs actions, eu égard aux décisions qu’ils prennent.

 

1 Définie par Roman Jakobson parmi les six fonctions du langage, la fonction phatique a pour seul objet d’établir ou de prolonger la communication entre le locuteur et le destinataire sans servir à communiquer un message. « Allo, vous m’entendez ? »

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