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La communication de crise est l’école de l’humilité

1 octobre 2020

Entretien avec

Thierry Libaert

Cela fait plus de vingt ans que vous suivez les crises dans la société ou à propos des entreprises. Comment caractériser celle que nous traversons ? En quoi se distingue-t-elle d’autres crises ? N’est-ce pas d’ailleurs beaucoup plus qu’une crise au sens où on l’entend d’habitude ?

Thierry Libaert : Non, au contraire, c’est une vraie crise. Nous avons tellement eu l’habitude, pendant très longtemps, de considérer que la crise était n’importe quel événement un peu gênant, surtout à l’ère des réseaux sociaux où l’on fait du bad buzz une crise. La crise que nous traversons rejoint sa définition originelle, à savoir une question de vie ou de mort. Qui plus est, et c’est peut-être le plus important, c’est la première crise qui soit totalement universelle. Tout le monde est touché. Elle se caractérise à la fois par son impact, car ses effets sont gravissimes, et par son incertitude, puisque nous ne savons que faire. Peut-être aussi par l’invisibilité de la menace. Nous ne voyons pas le risque. L’absence de responsables identifiés est une autre caractéristique de cette crise. Sauf à vouloir accuser le pangolin, il est difficile de désigner un bouc émissaire.

Si l’on prend un peu de recul, comment les sociétés ont-elles appréhendé et fait face aux crises à différentes époques ? Les représentations et les réactions ont longtemps été marquées par le religieux.

TL. : Il est vrai qu’au début, les crises étaient très marquées par le religieux, et ce, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Nous étions en somme punis pour nos péchés. La deuxième étape a débuté avec l’industrialisation. Comme il était impossible d’attaquer les entreprises – il n’y avait alors ni syndicat ni organisation pour les remettre en cause –, les crises étaient mises sur le compte de la fatalité. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, et plus encore à partir des années 1970 et 1980, que la crise est apparue sous un angle plus technique, celui de la réduction des risques. C’est aussi le moment où l’on voit apparaître la responsabilité de l’homme, et même si l’homme n’est pas la cause, il peut avoir une responsabilité parce qu’on pense qu’il peut en réduire les effets. À la fin des années 1980, on s’aperçoit que la communication peut avoir un rôle majeur. Tchernobyl a été un détonateur au niveau international, parce que c’est la première grande crise où les conséquences se sont fait sentir en dehors des frontières d’un pays. Et puis, dernière étape à partir de 2005 environ, l’entrée dans l’ère des réseaux sociaux et le brouillage même de la crise avec le bad buzz.

Tchernobyl est la première grande crise dont les conséquences sont internationales.

Ce qui frappe, c’est la place croissante des risques dans la société et dans l’entreprise. Que représente cette notion de risque appliquée au champ environnemental, économique, technologique, social ou, comme aujourd’hui, sanitaire ? Le philosophe allemand Ulrich Beck parle de « société du risque ».

TL. : Avant lui déjà, en 1981, Patrick Lagadec, chercheur à l’École polytechnique, évoquait la « civilisation du risque ». Pendant très longtemps, nous avons cru que le progrès de l’humanité allait de pair avec une réduction des risques, tendant progressivement vers le « risque zéro ». Ces auteurs ont montré l’inverse. Au fur et à mesure du développement du progrès technique, nos civilisations sont apparues plus fragiles. La complexité technologique serait ainsi corrélée à une augmentation du risque, donc des crises. Ils ont ainsi mis en lumière deux éléments : d’une part, un accroissement réel des risques et des crises autour de 1970 et 1980, et, d’autre part, une plus forte sensibilité. Outre la survenance des crises, ces auteurs évoquent notre hypersensibilité face aux risques. En fait, il y a un lien à faire entre le risque lui-même et la perception d’un risque. On s’aperçoit que la perception du risque est plus forte que jamais.

J’ai toujours été persuadé que le meilleur porte-parole d’une organisation de crise était extérieur à l’organisation.

Thierry Libaert, –

Une crise, quelle qu’elle soit, appelle une gestion particulière, et ce, tant au niveau de la société qu’à celui des entreprises. Quels sont les mots-clés à retenir en matière de gestion de crise quand nous affrontons non seulement l’incertitude, mais aussi l’inconnu, comme actuellement ?

T.L. : La communication de crise est l’école de l’humilité. En réalité, si nous connaissions les mots-clés, et si nous avions les recettes et les solutions, nous n’aurions pas assisté à une longue lignée d’échecs ! Lorsque nous pensons aux crises que nous avons vécues, nous nous remémorons surtout les échecs en matière de gestion de crise et de communication. De plus, il est toujours difficile d’affirmer dans quel cadre une crise a été bien gérée. Les incertitudes sont fortes. Néanmoins, s’il fallait citer un premier mot-clé, ce serait « réactivité ». Il s’applique à chaque crise. Plus l’organisation tarde à répondre, plus elle peine à se faire entendre par la suite. Une analogie peut être faite avec l’incendie. Quand un feu vient de se déclarer, il peut être éteint dans les premières secondes à l’aide d’un verre. Après quelques minutes, il faut un seau, et après quelques heures, seule une caserne de sapeurs-pompiers peut en venir à bout. La notion de temps est primordiale dans une crise. Je citerais aussi la notion de « transparence », car l’exigence de transparence doit être permanente. Il faut être capable d’assumer, ce qui ne signifie en rien s’excuser ou plaider coupable, mais être présent dans l’espace de la crise. La notion d’« alliance » est, à mes yeux, tout aussi fondamentale. J’ai toujours été persuadé que le meilleur porte-parole d’une organisation de crise était extérieur à l’organisation – parce que, dès lors qu’on s’exprime en son sein, nous sommes toujours suspectés d’être à la fois juges et parties. Le porte-parole le plus crédible est souvent un allié de l’organisation, mais il n’en est pas lui-même issu. La notion de « leadership » est, elle aussi, essentielle. En période de crise, nous avons besoin d’un pilote, de quelqu’un qui soit à la manœuvre. J’évoquerais peut-être encore la notion de « cohérence », notamment dans les prises de parole des différents interlocuteurs aux différentes étapes de la crise. Enfin, la notion d’« empathie » a également sa place, parce que la gestion de crise ne consiste pas uniquement à communiquer sur des faits, des volumes ou des quantités, c’est aussi employer un registre émotionnel. Les organisations doivent être capables de témoigner de l’empathie à l’égard de leurs publics.

Nous avons vu toute la place prise par la communication dans la gestion de la récente crise, du sommet de l’État jusqu’aux différents niveaux de l’entreprise ; jusqu’à devenir d’ailleurs omniprésente. Qu’entendons-nous au juste par « communication de crise » ?

T. L. : La communication de crise a longtemps correspondu à la vieille définition de la communication : un flux unidirectionnel de messages. En période de crise, l’entreprise développait ses messages vers l’extérieur. Cette conception télégraphique était utilisée dans un but purement défensif. Au départ, on a limité la « communication de crise » à ce qui était en fait la communication externe, la relation avec les médias – ce qui était totalement réducteur et représentait une négation complète des collaborateurs de l’entreprise. Les seuls outils étaient des éléments de langage, c’est-à-dire des argumentaires et des medias-trainings pour les décideurs. À titre personnel, j’apprécie l’approche de « l’arène rhétorique » développée par Finn Frandsen, de l’université du Danemark : l’ensemble des interlocuteurs et des parties prenantes de l’organisation s’expriment à propos de la crise. La communication de crise n’est pas seulement un jeu entre un émetteur et un récepteur, et ne saurait s’adresser uniquement à l’opinion publique et aux médias. Nombre d’organisations ont compris que l’opinion publique n’était peut-être pas le premier des publics en cas de crise. Les actionnaires, les salariés et toutes les parties prenantes comptent tout autant.

Une crise ou une catastrophe se situe toujours sur une échelle de temps avec un avant, un pendant et un après. Comment la communication intervient-elle dans ce facteur temps et quels sont les registres à privilégier notamment dans la phase émergente ?

T. L. : La phase émergente est la plus complexe, parce que, quand nous sommes dans une phase émergente, on ne le sait pas. C’est toute la difficulté de ce qu’on appelle le « signal faible ». Il est toujours plus facile d’attribuer des signaux faibles préalables à un événement dont on connaît le résultat final. Mais c’est seulement parce qu’on connaît le résultat final qu’on peut dire que c’était un signal faible. Nous avons là un problème de logique par rapport à cette phase émergente qui est lié à ce que nous disions sur la caractéristique d’imprévisibilité croissante des crises. Évidemment, après coup, il y aura toujours des donneurs de leçons pour clamer qu’il aurait fallu commander des masques, libérer des lits ou acheter du gel hydroalcoolique. Le problème, c’est qu’en phase émergente, donc au moment des signaux faibles, personne n’en sait rien ! Il est bien sûr possible de faire jouer le principe de précaution et d’appliquer des méthodes considérées comme étant gravées dans le marbre. Qu’il s’agisse des organisations privées ou publiques, j’ai toujours pensé qu’il était fondamental d’éviter d’être dans la « rassurance » : on rassure des enfants, mais on informe des adultes. Pour le reste, les auteurs qui ont étudié les phénomènes de crise s’accordent à dire que l’on ne communique pas de la même manière en phase aiguë et en phase décroissante, c’est-à-dire dans la phase dite « chronique », qui suit celle de la cicatrisation. Dans la phase aiguë, le registre est vraiment celui de l’émotion. En crise, nous sommes dans l’émotion pure. Il convient donc plutôt de communiquer sur de l’affect, sur du visuel. C’est seulement dans la phase chronique, après le pic aigu, que le discours peut se rationaliser, dans une recherche des responsabilités et des faits. Il est primordial de ne pas se tromper de tonalité de discours dans les différentes étapes de la communication de crise.

Dans les temps qui viennent, les communicants internes n’auront-ils pas vocation à être prioritairement les artisans médiateurs qui donneront forme à la parole plutôt que les porteurs de messages globaux ? Au fond, quelle place donner à la parole des acteurs, dans un contexte exceptionnel ?

T. L. : Voilà plus de vingt ans que nous aurions dû en finir avec les messages globaux, interchangeables d’une entreprise à l’autre. J’ai beaucoup travaillé sur les messages de responsabilité sociale dans les entreprises, et force est de constater qu’ils sont très souvent affligeants, car ils s’inscrivent dans des démarches essentiellement ponctuelles et qui, en général, faillissent. Par exemple, l’entreprise omet d’évoquer son mode de production, qui peut avoir un fort impact environnemental, mais se gargarise d’avoir installé une ruche sur le toit de son siège social. Je suis assez méfiant face à ce type de messages. En cette période particulière, le mot d’ordre pour le communicant interne doit être « prendre soin ». Le temps est venu de prendre soin et de recréer du lien, c’est-à-dire de tenter de décloisonner, de créer des espaces, de faire en sorte que les salariés eux-mêmes puissent prendre des initiatives. C’est particulièrement vrai dans la crise, mais sans doute aussi après. L’expérimentation est cruciale, dans cette phase difficile. Je viens de terminer le dernier livre d’Alain Damasio, Les furtifs. J’ai particulièrement apprécié la phrase « il n’y a pas de lendemains qui chantent, il n’y a que des aujourd’hui qui bruissent », et j’ai le sentiment qu’elle s’applique à la crise que nous traversons.

Article issu du n°46 des Cahiers de la communication interne.

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