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Le défi de la reconnaissance des invisibles

1 octobre 2020

Entretien avec

Denis Maillard

La crise a été marquée par de très fortes différences de situation entre les salariés obligés de se rendre sur le terrain en pleine pandémie, ceux en télétravail et ceux qui ont connu le chômage partiel. Qu’est-ce que cela dit de la segmentation et des représentations des métiers et des professions ?

Denis Maillard : Nous n’avons pas tous été logés à la même enseigne dans cette crise, tant du point de vue de l’organisation du travail, des conditions de travail que de la place que l’on occupe dans la chaîne de production et de valeur. Le travail a été globalement malmené pendant toute cette période, et cela, quelle qu’ait été la situation sur site, en télétravail ou au chômage. En réalité, deux mondes du travail se sont regardés, observés par un troisième qui a arrêté de travailler.

Peut-on considérer que le confinement a accru les fragilités et les inégalités ?
D. M. :
La crise a révélé des inégalités qui existaient déjà, mais qui ont été vécues plus fortement. Elle a aussi révélé la manière dont la société est organisée, montrant un profond renversement : les métiers qui étaient valorisés socialement sont devenus quasiment invisibles, tandis que les métiers généralement invisibles – de service, de vente ou de logistique – gagnaient en visibilité et étaient salués pour leur utilité sociale. Je parle là des « premiers de tranchée », comme les appelle Jérôme Fourquet de l’IFOP, des « premières et deuxièmes lignes », pour reprendre la terminologie du président de la République, ou encore de ce que j’ai appelé le « back-office de la société », c’est-à-dire toute cette infrastructure de vente, de logistique ou de soins qui soutient la société et lui permet de continuer, jour après jour.

Les applaudissements du soir ne s’adressaient d’ailleurs pas seulement aux soignants, mais à tous ceux qui faisaient en sorte que la société continue malgré le confinement. En les applaudissant, nous les remerciions. Reconnaissance importante, mais en même temps insuffisante.

Dans votre livre Une Colère française, vous analysez ce qui s’est passé avec le mouvement des Gilets jaunes. Selon vous, il a ouvert un nouveau moment de l’histoire sociale. Ne retrouve-t-on pas, dans cette crise, l’une des dimensions à l’origine de ce mouvement, notamment la question de la visibilité des invisibles ?

D. M. : Cette dimension est essentielle pour comprendre et faire le lien entre le mouvement des Gilets jaunes hier et la crise que nous vivrons sans doute demain. Les Gilets jaunes, c’est la révolte d’une catégorie de population que l’on n’entendait pas et qui s’est soudain mise à donner de la voix. Cette catégorie était invisible à la fois dans le monde du travail et dans la représentation sociale, mais elle était extrêmement visible par le besoin que l’on avait d’elle, puis grâce à ce vêtement de travail tout simple qu’est le gilet jaune fluorescent. Ce gilet est celui des personnes qui travaillent sur les chantiers, des caristes, des magasiniers ou encore des livreurs. Toutes ces professions, vivant le plus souvent dans les espaces périurbains, se sont ainsi révélées. Mais alors que nous n’avions qu’une moitié de l’histoire, nous avons désormais l’ensemble du film. Les Gilets jaunes constituent une partie de ce que j’ai appelé le back-office de la société, c’est-à-dire tous ces métiers de l’économie du service. Avec la crise, chacun s’est retiré dans son foyer, pour télétravailler ou pour se retrouver au chômage. Seuls sont restés visibles ceux qui font tenir la société. En fait, ceux-là mêmes qui soutenaient ou constituaient les Gilets jaunes. On assiste à l’irruption de toute une classe de service, que l’on voit dans son unité et son homogénéité sociale. Elle concerne aussi bien l’aide-soignante de la banlieue de Périgueux, qui manifestait sur un rond-point en 2018, que celle de Seine- Saint-Denis, que l’on n’avait pas vue sur les ronds-points. Pour comprendre ce qui s’est joué derrière ces premières et deuxièmes lignes, et ce qui se jouera demain dans la crise sociale et économique à venir, retenons que les Gilets jaunes n’étaient qu’une partie d’une classe sociale plus vaste.

On a mis en avant le besoin de reconnaissance des personnels de santé, des caissières de supermarché, des agents de nettoyage et de tant d’autres. L’écart souvent considérable entre utilité sociale réelle et reconnaissance est devenu criant. Mais finalement, de quelle reconnaissance parle-t-on : une reconnaissance financière ou une reconnaissance symbolique ? Nombre de salariés ont le sentiment d’une double peine, une marginalité pécuniaire d’un côté et une marginalité symbolique de l’autre. On sent monter un vrai débat autour de la hiérarchie sociale…
D. M. :
Cette question est aussi importante que compliquée. La reconnaissance s’est traduite par la visibilité de ceux qui continuaient à travailler sur site – acteurs du monde hospitalier, caissières, livreurs, magasiniers ou encore préparateurs de commandes dans les drive. Ces gens-là ont été visibles. Les applaudissements du soir ne s’adressaient d’ailleurs pas seulement aux soignants, mais à tous ceux qui faisaienten sorte que la société continue malgré le confinement. En les applaudissant, nous les remerciions. Reconnaissance importante, mais en même temps insuffisante. Au-delà, autre chose se joue en matière politique et sociale. Pour que ces personnes sortent de l’invisibilité, il importe que le discours politique s’empare de leur situation et les prenne véritablement en compte, les représente, parle d’elles et dise ce qu’elles vivent. Mais il y a également besoin d’actes. Quelle forme va prendre cette reconnaissance ? Sur le front des salaires ou des traitements pour les fonctionnaires, on a bien vu que l’hôpital était un peu à part. Qu’en sera-t-il des autres ? Si la crise économique atteint l’ampleur à laquelle on s’attend, il sera sans doute difficile de revaloriser les salaires. Il faudra s’appuyer sur d’autres formes de reconnaissance, souvent mises de côté et peu mobilisées dans le monde du travail pour les populations concernées. Pour le dire autrement, il s’agit de faire en sorte que chacun puisse vivre dignement de son travail. Cela passe par le volet pécuniaire, mais pose avant tout la question de la pénibilité. Car tous ces métiers se caractérisent non seulement par des salaires faibles, mais aussi et surtout par une très forte pénibilité, un néo-taylorisme et une intensification du travail, notamment dans les services.

Seuls sont restés visibles ceux qui font tenir la société.

Denis Maillard, –

Ce sujet touche donc pleinement à l’organisation et aux conditions de travail.
D. M. : Exactement. Or, jusqu’à présent, le travail a souvent été pensé suivant le modèle industriel des Trente Glorieuses, qui rend difficile la prise en compte de la pénibilité dans certains secteurs, notamment ceux du soin, des services domestiques et de la vente. Une autre dimension de la reconnaissance consiste à faire en sorte que ces métiers ne restent pas des trappes à pauvreté. Aujourd’hui, entrer dans un métier de la logistique ou de la vente ne procure aucune perspective d’évolution, sauf à se casser le dos et à souffrir de troubles musculo-squelettiques. Aussi est-il indispensable de conduire un travail sur les compétences nécessaires pour exercer ces métiers qui, malheureusement, ne sont généralement pas valorisés. Prenons le métier de caissière. Il semble être le même qu’il y a quinze ou même trente ans, alors qu’il s’est extraordinairement complexifié et requiert une véritable polyvalence, avec des compétences qui ne sont pas prises en compte. Outre la question des salaires, qui se posera nécessairement sans pour autant que l’on dispose d’une grande marge de manœuvre, deux autres sujets devront donc être inscrits à l’agenda social : celui de la pénibilité et celui des compétences, autrement dit la reconnaissance de l’expérience dans ces métiers.

L’emploi revient sur le devant de la scène dans un contexte économique difficile. Dans le même temps, le travail, et plus exactement sa fonction sociale, est aujourd’hui questionné. N’est-ce pas une bonne nouvelle, que l’on reparle du travail sous toutes ses formes ?
D. M. : C’est une excellente nouvelle !
Je dirais même que, dans ce monde un peu morose, s’il est une bonne nouvelle, c’est celle du retour du travail. C’est extrêmement positif. Cela dit, le travail avait déjà commencé à faire son retour, notamment avec la transition numérique, l’automatisation et l’émergence de nouveaux métiers comme ceux des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo. La question du travail obsède à bas bruit les consciences de nos contemporains. Mais, paradoxalement, le travail fait son grand retour au moment même où plus de dix millions de personnes en ont été privées et où d’autres télétravaillaient avec plus ou moins de facilité. Un récent sondage montre que la moitié
des télétravailleurs ont été soumis à du stress et à des risques psychosociaux importants. Quant aux travailleurs sur site, ils ne travaillaient pas non plus dans les meilleures conditions. En somme, c’est au moment où le travail est abîmé qu’il fait son grand retour comme valeur essentielle.

Dans cette phase, comment voyez-vous la situation des corps intermédiaires que sont les syndicats ?
D. M. : La crise que nous vivons est paradoxale. Ce moment où les syndicats sont affaiblis est aussi un moment d’intensité du dialogue social dans les entreprises. Les Gilets jaunes avaient à la fois pris par surprise et superbement ignoré les partenaires sociaux. Mais mettre très rapidement un grand nombre de salariés au télétravail ou au chômage partiel, ou encore organiser les conditions de la poursuite du travail sur site, a demandé une consultation très rapprochée, très forte et très intense des représentants des salariés. Le rôle des représentants du personnel, notamment des syndicats, s’en trouvera-t-il revalorisé demain ? J’aimerais répondre positivement. Malheureusement, je crains que la situation actuelle et la crise économique et sociale amplifient des tendances à la marginalisation du mouvement syndical.

Il y a un besoin de clarté dans le leadership, et de dire ce que l’on sait malgré l’incertitude.

Denis Maillard, –

Outre les corps intermédiaires, l’entreprise compte aussi tout un ensemble de métiers du lien. Les médiateurs, les managers de proximité et les communicants internes en font partie, de même que les RH. Quel rôle peuvent-ils jouer dans le contexte tant pour les salariés que pour l’entreprise ?
D. M. : Pour ce que j’en ai vu, face à la crise et à la nécessité de mettre très rapidement un grand nombre de salariés en chômage partiel ou en télétravail, beaucoup d’entreprises n’ont pas fait l’erreur d’oublier l’interne. J’ai le sentiment qu’il y a eu beaucoup de communication interne. C’est ce que j’ai ressenti en discutant avec de nombreux DRH. La communication interne n’a pas été oubliée, contrairement aux crises précédentes. De ce point de vue, les communicants ont joué leur rôle de manière assez intense. Tirons un peu le fil de cette question. Demain, après les syndicats, un phénomène de désintermédiation risque de toucher les fonctions managériales, notamment de proximité. Quand l’organisation du travail redeviendra ce qu’elle était avant la crise sanitaire, certains constateront qu’ils ont réussi à travailler avec leur équipe sans leur manager, qu’ils se sont organisés tant bien que mal. Dès lors, ils se demanderont s’ils ont réellement besoin de tel ou tel manager. Cette question se posera dans le management à distance, notamment dans les métiers de service. Si l’on tend à se passer ou à réduire le rôle du management de proximité, cela ne pourra se faire qu’avec l’intervention de nouveaux acteurs – entre autres des communicants internes, des médiateurs internes, éventuellement des coaches. Autant de personnes chargées d’épauler des équipes devenues plus autonomes, plus horizontales. Travail collaboratif, réduction des niveaux hiérarchiques, aplanissement des organigrammes… : nous allons vers une accélération du phénomène, laquelle devra être accompagnée et encadrée. Soit en repensant le management de proximité dans son rôle d’accompagnement, soit en favorisant de nouveaux acteurs ou des acteurs déjà installés en leur donnant un rôle plus visible et plus fort. L’objectif étant de réduire au maximum les conflits en faisant circuler le mieux possible l’information et en favorisant une animation d’équipes beaucoup plus autonomes. Ces tendances se dessinent. Je ne serais pas étonné que le rôle des communicants internes soit revu et revalorisé, demain.

Nombre de prises de position et de discours ont porté sur « l’après ». D’un côté, il y a ceux qui prônent le « travailler plus » pour surmonter la crise. De l’autre, ceux qui appellent à une grande transformation. Comment voyez-vous les politiques et les dirigeants d’entreprise se saisir de ces questions qui touchent au pacte économique et social ?
D. M. : Il faut se montrer relativement prudent et ne pas jouer la boule de cristal. Les Gilets jaunes ont montré que la colère sociale ne s’exprimait jamais de la manière qu’on attendait. La crise engendre beaucoup de discours, parfois utopiques, sur le thème « plus rien ne sera comme avant ». Faudra-t-il travailler plus ? Je ne suis pas assez spécialiste pour le dire. J’observe que nombre de leaders et d’entrepreneurs ont joué un rôle fort dans la crise. Sans doute existe-t-il un besoin d’autorité. La plus grande prudence est de mise avec ce terme, mais il y a, en tout cas, un besoin de clarté dans le leadership, et dans la possibilité d’indiquer des directions et de dire ce que l’on sait malgré l’incertitude. C’est une des leçons à tirer de la crise actuelle. La clarté n’est pas la transparence. Elle suppose que l’on puisse dire « je ne sais pas, mais je vais vous dire de manière compréhensible et lisible ce que je sais et indiquer une direction explicite pour tous ».

Article issu des Cahiers de la communication interne n° 46 – Octobre 2020

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