Acessibilité
Imprimer
Partager
0 commentaires

Animer un tiers-lieu de travail, tout un art

Vie des idées
4 janvier 2018

Entretien avec

Isabella Strada

Isabella Strada est directrice du développement et des partenariats stratégiques pour Copernico. En charge du développement du lieu, elle travaille pour Copernico depuis dix ans. Ses précédentes expériences se situaient dans le domaine du lobbying et des relations publiques et l’ont conduite à vivre entre Bruxelles et le Royaume-Uni.

Copernico, Milan, Ilatie

 

Créé en 1986, Copernico intervenait initialement dans le domaine de la location courte durée et a ensuite développé une activité de design d’espaces de travail.

• Chiffre d’affaires 2016 : 11,6 M€

• 4 000 occupants de 700 entreprises

• 12 espaces de travail dans 5 villes : Milan, turin, rome, Bruxelles, odessa

• 50 000 m² de surface exploitée  

Quel est l’esprit de Copernico ?

Isabella Strada : Copernico est un lieu-plateforme de soutien au développement d’affaires. C’est-à- dire que nous offrons à nos clients un espace de travail d’une part et surtout un environnement propice aux rencontres, échanges, fertilisations croisées, etc.

Peut-on parler ici de « résidence d’affaires », un peu à la façon des résidences d’artistes comme la Villa Médicis

I.S. : Oui, tout à fait, j’aime bien la notion de rési- dence d’affaires. Nos clients s’installent chez nous pour une durée limitée, avec comme conviction que sortir de leur environnement de travail habituel va les aider à développer leur créativité, à faire des rencontres inattendues et ainsi ouvrir de nouvelles pistes de projet ou de collaboration. Nous accueillons à Milan 1 400 personnes. Une centaine de personnes travaillent dans les espaces de coworking. Pour le reste, ce sont des espaces de travail de différentes tailles, avec plusieurs aménagements : debout, assis, bureaux individuels ou d‘équipes, etc. Et les espaces de convivialité peuvent aussi servir pour travailler bien sûr. On peut s’y réunir à deux, trois, quatre ou plus dans un cadre informel, détendu, en prenant un café. Le cadre informel influence l’état d’esprit dans lequel on aborde la réunion ou le rendez-vous.

Qui sont les professionnels qui s’installent chez vous ?

I.S : Copernico propose quantité de formules d’accès à ses espaces. Nous pouvons ainsi répondre à différents besoins. Cela va des freelances aux très grandes entreprises comme Accenture ou Salesforce qui installent chez nous des équipes de 40 à 80 personnes. Nos clients sont libres de rester le temps qu’ils veulent. Au départ, ils s’installent pour une courte durée, mais dans les faits ils restent en moyenne deux ans et demi. Nous avons des clients qui sont chez nous depuis cinq ans. Bien souvent, ils quittent les lieux lorsqu’ils sont devenus trop gros et ressentent le besoin d’avoir leur propre site.

Qu’est-ce qui motive vos clients à installer leurs bureaux dans l’une de vos résidences d’affaires ?

I.S : Milan, il faut le rappeler, est à l’avant-garde des tendances en Italie. Au début, la demande pour ce type de bureaux venait de filiales italiennes de sociétés internationales. Avec le temps, des entreprises beaucoup plus classiques et traditionnelles se sont intéressées à des lieux alternatifs. À la fois pour réduire les coûts liés à des espaces parfois inoccupés puisqu’ici les clients ne paient que pour ce qu’ils utilisent, mais aussi pour pouvoir se dégager des préoccupations non directement liées à leur métier. Toute la partie réception, gestion des espaces et des consommables est prise en charge. Des cabinets d’avocats se sont ainsi installés chez nous par exemple. La tendance est aujourd’hui plus à l’usage qu’à la possession. Dans le domaine de l’immobilier de bureau aussi.

Comment apportez-vous un supplément d’âme à ces espaces pour favoriser les rencontres profes- sionnelles ?

I.S : Dans les tiers-lieux, la communication interpersonnelle ne s’établit pas si spontanément qu’on pourrait le penser. D’où la nécessité de forcer un peu le naturel en créant des occasions pour que les gens apprennent à se connaître en baissant leur garde, sans forcément un objectif commercial, juste pour voir. Nous entretenons des liens avec tout un réseau d’universitaires et d’experts avec lesquels nous avons créé un programme de conférences dédiées aux professionnels. Ce sont des moments d’information et même de formation offerts gratuitement aux clients. Avec deux cents activités de networking par an, il y a quasiment chaque jour une occasion de se former. Nous avons aussi un projet d’application, un réseau social interne pour 2018. C’est dans l’air du temps, mais je suis convaincue que la rencontre reste indispensable pour créer de vrais liens.

Qu’observez-vous des transformations dans les relations de travail que vous attribuez au lieu de travail ?

I.S. : C’est flagrant dans la manière dont les gens s’habillent. Il est de plus en plus rare de croiser   quelqu’un habillé de manière très formelle. Même les plus âgés adaptent leur tenue vestimentaire. L’esprit informel, détendu du lieu a une influence jusque dans ce domaine. Pour les réunions, chacun peut soit louer une salle de réunion, soit se réunir au café. Donc évidemment, le rapport au travail est différent et la manière de travailler aussi. C’est moins formel et sans doute plus facile.

Ne craignez-vous pas l’effet de mode ?

I.S. : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une mode, mais plutôt d’un changement de manière de travailler. Pour les millennials, c’est une évidence. Mais, finalement, pour tout le monde c’est pareil, c’est plus agréable de se réunir au café ou au salon que dans une salle austère. Cela permet de développer des relations différentes. Le lieu d’une rencontre influence le type de relation que l’on entretient. Les relations managériales elles aussi sont concernées. Elles doivent être basées sur la confiance et la respon-sabilisation. Mais dans ce domaine, attention… les apparences peuvent être parfois trompeuses.

Quelle sera la prochaine grande tendance en termes d’espaces de travail selon vous ?

I.S : La tendance des entreprises va vers l’ouverture à un écosystème. De grandes entreprises ouvrent leurs bureaux à des start-up, à d’autres entreprises, pour créer des échanges quotidiens, pour l’inspiration ou pour développer des innovations. Ici à Milan, nous venons d’installer un nouvel espace dans un bâtiment au sein des locaux d’une banque. Une partie du bâtiment est occupée par la banque, une autre par nos locaux et une troisième accueille un écosystème fintech. Ainsi cette banque bénéficie d’un observatoire privilégié sur les innovations de son secteur et un accès facilité aux nouveaux services bancaires. Le secteur bancaire est l’un des secteurs qui sera le plus touché par les évolutions technologiques. Le choix de la banque est donc de faire partie du mouvement en accueillant les acteurs de la « disruption », plutôt que de les tenir à distance.

Donc finalement, après une vague de lieux de travail « hors les murs », les grandes entreprises cherchent à reconstituer chez elles un environne- ment dont elles ont fait l’expérience ailleurs…

I.S. : Oui, c’est cela. Et nous les accompagnons pour créer leur propre écosystème de smart working interne au sein des entreprises. Les tiers-lieux ne sont pas une finalité. L’espace de travail doit servir une organisation du travail et refléter une culture. Le mouvement de balancier est peut-être allé trop loin vers le « tout ouvert » ; les entreprises aiment chahuter leur culture en se frottant à d’autres, mais finalement être   « chez soi », c’est aussi très appréciable…

Propos recueillis par

Sophie Palès

Déléguée générale de l’Afci

En savoir +

De l’atelier d’expérimentation aux fauteuils cuir vintage, émergence des tiers-lieux

David Vallat, dans un article paru sur le site theconversation.com en mai 20171 revient sur l’origine et le sens du terme « tiers-lieu » qui désigne aujourd’hui ces lieux de travail qui cassent les codes classiques et questionnent l’organisation du travail dans les entreprises. C’est le sociologue américain Ray Oldenburg qui, le premier, a identifié dans son ouvrage the Great Good Place, paru en 1989, « le problème de lieux ». le quotidien des américains étant fragmenté entre le lieu de vie (« first place ») et le lieu de travail (« second place »), sans lieu de passage, de transition, bref de third place, que l’on traduit donc en français par tiers-lieu. Ce tiers-lieu est pour Oldenburg, le lieu d’exercice d’une vie publique informelle, conviviale, proche de la maison et neutre socialement qui faciliterait la circulation des idées.

Les tiers-lieux se sont d’abord développés sous forme de fab-labs, hakerspaces ou autres makerspaces tournés vers le partage deressources et de savoirs liés à l’informatique ou au « bricolage », dans le sens d’expérimentation (notamment en utilisant des machines innovantes de type découpeuses lasers, impri-mantes 3D, etc.). les espaces de type coworking ont émergé plus tard, à San Francisco en 2005, avec pour objectif de rompre l’isolement des travailleurs indépendants. Là encore, ces lieux répondent à la définition d’Oldenburg. Des lieux où l’on travaille, où l’on apprend les uns des autres. Bref, où l’on innove.      Et c’est bien ce dernier bénéfice offert par les tiers lieux qui explique l’engouement actuel des grandes entreprises en quête de renouvellement et de rafraîchissement de leurs pratiques d’innovation et d’intrapreneuriat. l’esprit « bidouilleur » des premiers tiers-lieux mêlé à une envie de « convivialité premium » d’entreprises et d’acteurs indépendants a favorisé l’émergence de lieux de coworking, résidences d’affaires comme Wework ou Copernico. loin de l’esprit « garage », mais plus raccord avec la gentrification des grandes métropoles…

1 https://theconversation.com/les-tiers-lieux-2-0-une- nouvelle-facon-dapprehender-le-monde-76723

Laisser un commentaire

Haut de page