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Pas de créativité sans dynamique collective

4 juillet 2018

 

         

Regards croisés : Yanita Andonova, Jean-Marc Bernardini, Selçuk Demirel

 

Quelle est la part de créativité dans votre travail et comment la mobilisez-vous ?

Selçuk Demirel > Artiste, peintre et dessinateur, c’est par le dessin et la couleur que j’exprime librement mes opinions sur la politique, le social, le monde, la vie, ma vie… Pour moi, l’art c’est de l’émotion, se sentir vivant. Dessiner est non seulement un bonheur mais une absolue nécessité, autant que respirer. Mon inspiration naît de mes émotions et de mes sentiments, comme la colère, la révolte contre l’injustice sociale, l’empathie, de même que des voyages (prendre le métro est déjà un voyage !), de la curiosité pour d’autres cultures, pour l’environnement. Un nouveau matériel peut aussi avoir une influence : j’ai découvert les pinceaux plumes de calligraphie il y a quelques années et ils ont changé ma vie. Au quotidien, j’ai toujours des cahiers de dessin dans mes poches. Je peux travailler n’importe où mais pour finaliser, je préfère retourner dans mon atelier qui constitue mon refuge, ma « grotte ». Pour mes dessins de presse, l’inspiration est liée à l’actualité, bien que j’aime que mon travail résiste au temps. Je cherche non pas à illustrer le sujet mais à en donner ma propre interprétation. Si je dispose d’un délai très court avant le bouclage, l’adrénaline sert aussi de stimulant. C’est le cas par exemple pour Le Monde : je suis briefé en fin de journée pour un rendu le lendemain avant 7 heures. Le processus est très différent dans le cas d’un livre, où je pourrai épurer, affiner le travail.

Jean-Marc Bernardini > La créativité est le propre du métier de communicant et souvent la raison pour laquelle on le choisit. Bouger, être dans le mouvement, inventer des formes, c’est ce que l’on nous demande et qui me plaît au travail. Je profite des moments récurrents, de type convention annuelle, pour me renouveler en fonction de la stratégie, du public visé. Je m’aperçois cependant qu’en interne, la créati-vité  s’émousse  avec  le temps. Nous sommes contaminés par le s réflexes de l’entreprise. C’est pourquoi je fais appel à des compétences extérieures, en agence où les collaborateurs sont davantage stimulés, ouverts à la nouveauté. Ils nous apportent une fraîcheur, des idées. Cette confrontation nous permet de  maintenir  intacte  notre  créativité. Je recommande aussi souvent à mon équipe d’imiter les « créatifs » des agences, c’est-à-dire de sortir, d’aller au cinéma, dans les colloques, les expositions, d’observer d’autres disciplines, pour ouvrir l’imagination. La curiosité est la première condition de la créativité, qui vient à la fois de notre propre personnalité et de ce que l’on va chercher à l’extérieur.

Yanita Andonova > La dimension créative du travail est souvent invisible, voire indicible. Dans mon métier de chercheur, il y a incontestablement une part non négligeable de créativité mais je ne saurais pas dire à quel moment exact, dans quelle tâche précise elle se déploie : dans l’écriture d’un article, durant un cours face aux étudiants, lors d’une conférence scientifique ? Où se cache la créativité ? Comment se déclenche- t-elle ? Ses ressorts sont-ils individuels et/ou collectifs ? De nombreuses questions émergent lorsque l’on aborde ce sujet.

La dimension créative du travail est souvent invisible, voire indicible

Yanita Andonova, Enseignante-chercheure à l’université Paris XIII, spécialiste de la communication et coordinatrice du réseau international Crea2S

Vos recherches portent notamment sur la montée des discours managériaux sur la créa- tivité. Quelle analyse en faites-vous ?

Yanita Andonova > L’hégémonie du discours actuel sur la créativité s’inscrit dans un vaste ensemble de représentations et puise ses origines dans l’avènement d’un vocabulaire prégnant autour de notions confuses, telles que « économie créative » ou « industries créatives ». Plusieurs auteurs ont démontré comment celles- ci ont émergé dans le contexte anglo-saxon et se sont progressivement imposées dans différents secteurs de l’économie contemporaine. On a constaté un double mouvement : d’un côté, on attend aujourd’hui du monde culturel (artistes, directeurs de théâtre ou de festival…) des compé- tences comme la flexibilité ou la capacité d’entreprendre ; de l’autre, on voit que les termes d’originalité, de liberté d’authenticité, d’improvisation ne sont plus l’apanage des artistes et se retrouvent associés à des professions et des secteurs très divers. De nombreux exemples témoignent de cet te porosité : la starisation de certains chefs d’entreprise par la mise en scène de leur propre personne, la construction de récits autour des marques… Et ne parle-t-on pas de « gestion des talents » en ressources humaines ? Le tournant créatif a gagné toutes les strates de la société, de l’école à l’université en passant par les start-up et l’administration publique, jusqu’aux instances internationales comme la Commission européenne et l’Unesco (Réseau des villes créatives).

Selçuk Demirel > Cette banalisation du vocabulaire culturel conduit, dans la vie quotidienne, à des abus de langage et à de la confusion. On parle, par exemple, d’« art de vivre », d’« art floral », des « arts de la table », alors que nous vivons dans un monde de reproduction et non pas de création artistique… On emploie le mot « création » pour désigner toute nouveauté, innovation, invention ou progrès technique. On confond artiste et artisan : ce dernier, dont le savoir-faire est respectable, ne devient pas forcément un artiste. Enfin, ce qu’on appelle la créativité (le fait d’avoir beaucoup d’idées) ne s’apparente pas à la création d’une œuvre artistique. Le peintre Paul Klee disait « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible

                                                                                                                                                                                                 

Paul Klee, Signe en jaune, 1937.

Yanita Andonova> Cette définition de Paul Klee nous rappelle que, pendant longtemps, le terme de « création » était réservé au domaine religieux. La création divine était sacrée. Les artisans et les artistes ne pouvaient que la reproduire et créer à la gloire de Dieu. C’est au cours de la Renaissance italienne que les artistes ont revendiqué la dimension personnelle et esthétique de leur œuvre, qui les distinguait de l’ar- tisan ou du technicien. Expérimentation et imagination sont alors entrées dans le champ de l’art. Pour mieux comprendre l’omniprésence de la référence créative dans le monde du travail actuel, il est important de rappeler que la place du travail dans la société a évolué. Si, de nos jours, les attentes vis-à-vis du travail sont fortes et orientées vers l’accomplissement de soi, cela n’a pas toujours été le cas. C’est à partir de la deuxième moitié du XXème  siècle, avec l’émergence du besoin d’épanouissement individuel,  y  compris  dans la vie professionnelle, que l’on observe un fort investissement affectif dans le travail et, en retour, une attente de reconnaissance des salariés, que vient conforter en partie l’appel incessant à la créativité. Mais les injonctions à la créativité sont nombreuses et non sans risques.

 

Ce qu’on appelle la créativité ne s’apparente pas à la création d’une œuvre artistique

Selçuk Demirel, Artiste dessinateur et illustrateur

L’incitation à la créativité serait donc destinée à valoriser le personnel ?

Jean-Marc Bernardini > C’est vrai que l’incitation, voire l’injonction à la créativité s’est généralisée dans les entreprises. Elle est d’autant plus à la mode que les modèles économiques sont en train de changer bruta-lement. Les positions réputées dominantes depuis des décennies peuvent s’effondrer du jour au lendemain. On voit comment l ’hôtellerie est menacée par  Airbnb, le transport public par des nouveaux acteurs de la mobilité (à l’instar du covoiturage par exemple), sans parler des effets du déclin du courrier sur La Poste. Les entreprises n’ont que deux solutions : soit elles mettent la clé sous la porte, soit elles réinjectent dans leur organisation un « esprit start-up » pour inventer leur modèle économique de demain. On comprend bien la logique. Cependant, la mise en pratique ne va pas de soi, car la créativité ne se décrète pas !

Yanita Andonova > Il faut dire que le discours sur la créativité est très consensuel. Il fait plaisir à la fois aux dirigeants, qui peuvent mobiliser leur personnel sans être critiqués, et  aux  salariés qui y trouvent une réponse à leurs aspirations.  Ce vocabulaire est porteur de promesses (d’épanouissement, de bonheur, de reconnaissance). Il peut avoir un effet sur des personnes qui ne trou vent plus  de sens à leur travail. Cependant, on voit bien qu’il favorise le mode individuel : l’idéal mis en avant est celui de l’entrepreneur (qui crée sa start-up seul dans son garage). Cela s’ajoute à une autre tendance forte, le désengagement de l’Etat et des institutions.

À l’université, par exemple, l’étudiant est appelé à se prendre en main et à s’autoformer pour devenir employable, au travers de processus très individualisés qui pèsent finalement sur lui. La même philosophie règne dans l’entreprise ou à l’hôpital, où chacun est incité à développer sa flexibilité, sa polyvalence, son agilité… Et pour atténuer ce poids, on tente de ré-enchanter l’univers du travail par des discours et des récits. En réalité, le fait de stimuler l’innovation, de chercher à se différencier, n’est pas une nouveauté, seul le vocabulaire a évolué.

L’expérience nous apprend que l’appel à la créativité peut relever parfois de l’injonction paradoxale

Yanita Andonova, Enseignante-chercheure à l’université Paris XIII, spécialiste de la communication et coordinatrice du réseau international Crea2S

Au-delà du discours, quelle place est réellement faite à la créativité et aux créatifs dans les organisations ?

Selçuk Demirel > Pour créer, il faut pouvoir penser et s’exprimer librement, au risque de la solitude et de l’incertitude financière. L’artiste est obligé de construir son œuvre hors du cadre des pouvoirs (politiques, idéologiques, religieux, économiques) car l’histoire a montré comment ceux-ci cherchent toujours à utiliser l’art à leur service. Je n’ai jamais travaillé en entreprise, mais j’imagine qu’il est difficile d’être créatif dans les structures hiérarchisées, où l’on doit respecter la politique et les objectifs de la « maison ». Pour moi, la créativité pose forcément la question de la démocratie interne.

Jean-Marc Bernardini > Pour ma part, je regarde avec circonspection ce rêve de transformer chaque salarié en créatif. L’expérience nous apprend que l’appel à la créativité peut relever parfois de l’injonction paradoxale. Tous les milieux professionnels ne s’y prêtent pas et, par ailleurs, certaines personnes ne se sentent pas à l’aise dans l’incitation à sortir du cadre, à explorer ses limites. Les forcer à s’émanciper de la routine revient à les soumettre à une pression insupportable. Confrontés à des failles de leur personnalité, ou simplement mal accompagnés, ces salariés risquent de se trouver en situation d’échec. La solution passe sans doute par la formation du personnel ou par le recrutement à l’extérieur de collaborateurs créatifs.

Yanita Andonova > Cette injonction paradoxale que vous évoquez est au cœur de mes recherches depuis quatre ans : on voit bien que l’appel à la créativité vient en contradiction avec le management par les chiffres, très désincarné, et avec l’absence de dynamique collective sans laquelle on ne peut pas innover. On sait aussi qu’un cadre organisationnel très contraignant, où les normes de qualité et de sécurité très strictes (comme dans les secteurs de l’industrie ou du BTP) laissent peu de place à la nouveauté. Reste qu’il y a de la créativité dans les choses les plus ordinaires et les plus simples, qui n’ont rien à voir avec le discours managérial.

Jean-Marc Bernardini > Je m’interroge souvent sur cette question de l’espace nécessaire. On voit par exemple une équipe fonctionnant parfaitement dans un environnement vétuste, et dont l’ambiance se délite dès qu’on améliore  ses conditions de travail certes, les locaux sont plus fonctionnel s et mieux éclairés, mais chacun se sent dépossédé de la marge d’autonomie et des habitudes qu’il s’était ménagé. Je pense que le processus est assez proche en ce qui concerne la créativité. Il faut être attentif à ne pas bousculer les uns et les autres individuellement, mais favoriser au niveau de l’organisation la créativité collective. Cela   passe par des questions simples : est-ce que nous permettons les échanges ? Comment valorisons-nous le collectif quand il a une idée ? Le management soutient-il les initiatives ? Le cadre de travail incite-t-il à la créativité ? Le communicant peut aussi donner des occasions d’ouverture à d’autres milieux, d’autres disciplines, pour permettre le « pas de côté » nécessaire. À la RATP nous avons organisé des conférences libres d’accès, sur le modèle du « Bouillon de culture » de Bernard Pivot, où nous invitions des personnalités (scientifiques, culturelles…) sans lien avec notre métier à parler de leur domaine d’activité. Si je suis sceptique quant à la mobilisation individuelle, je crois en revanche beaucoup à la créativité collective.

Propos recueillis par

Laurence de Beaufort

Chargée de communication, Banque Populaire du Sud

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