Acessibilité
Imprimer
Partager
0 commentaires

L’espace de travail à nouveau en question

1 octobre 2020

Entretien avec

XAVIER BARON

économiste et sociologue

La crise de la COVID-19 a imposé une nouvelle relation aux espaces de travail. Le passage contraint au télétravail pour des millions de salariés – dans le tertiaire, notamment – a ouvert de très fortes interrogations. Que nous dit cette crise sur le rapport entre espace et travail ?

Xavier Baron : La crise en tant que telle ne nous dit rien. Elle agit, elle fait réagir et elle a révélé deux éléments marquants. D’une part, elle a mis en visibilité les salariés de l’arrière, du back-office, des services aux immeubles et aux habitants des espaces de travail. Ils sont près d’un million et demi. Des salariés indispensables à la vie des entreprises. Généralement mal connus, parfois méprisés, souvent maltraités et rémunérés à minima. Avec la crise, ils ont bénéficié d’un moment de mise en lumière. C’est important dans un monde encore marqué par une incompréhension de la valeur apportée par les services.

D’autre part, la crise a légitimé ce que beaucoup de travailleurs savaient déjà : nous pouvons travailler ailleurs qu’au bureau, et, entre autres, depuis notre domicile. Nous en avons eu une expérience à très grande échelle. La norme qui gouverne le fonctionnement des entreprises – l’unité de lieu et l’unité de temps – a été dynamitée. Les directeurs immobiliers, qui s’inquiétaient déjà d’un faible taux d’occupation des mètres carrés, se sont retrouvés avec des immeubles vides. Avant la crise, le télétravail permettait de traiter à la marge des problèmes extérieurs à l’entreprise, associés à l’accès à l’entreprise, notamment les transports en commun. Du jour au lendemain, c’est devenu le seul mode possible pour contribuer à la production.

Dans le tertiaire, nous avons connu différentes situations : des bureaux fermés, ensuite des bureaux paysagés, des openspaces, et, plus récemment, le flex office et les aménagements dits « dynamiques ». Nous pouvons citer aussi l’émergence du coworking. Que penser de cette succession d’offres, en définitive assez standardisées ?

X.B. : Cette offre standardisée, ce sont des open spaces plutôt blancs rehaussés parfois de couleurs pastel, des cabines de confidentialité, des box TGV et des meubles « comme à la maison », avec une dose de flex office ou une part de corpoworking. Cela correspond à un mouvement large et, pour l’instant, sans concurrence. Il résulte de politiques ou de choix d’entreprises conformes à un modèle qui s’est imposé dans les grandes entreprises et dans les grandes villes. Mais n’oublions pas que 47 % des actifs travaillant dans un bureau appartiennent à des entreprises de moins de cinquante salariés. Loger cinquante salariés n’est pas le même sujet qu’en loger plusieurs milliers.

En réalité, ces salariés de grandes entreprises, qui expriment une satisfaction médiocre vis-à-vis de l’offre standardisée en open space, coexistent dans une France dans laquelle les quatre cinquièmes des salariés travaillent en province. Sur l’ensemble des salariés, 80 % jugent leur lieu de travail à peu près adapté, même s’ils sont un tiers à estimer que leur employeur ne fait guère d’efforts pour leur bien-être. Les deux tiers des travailleurs de bureaux ne connaissent pas l’open space. 66 % travaillent dans un lieu fermé, pas nécessairement un bureau individuel (30 % des salariés), mais des bureaux de deux à quatre personnes.

Au-delà du constat, qu’est-ce qui fonde cette évolution dans le tertiaire ?

X.B. : La situation actuelle résulte de deux paradigmes. Le premier est une gestion des ressources humaines qui exprime, depuis quinze ou vingt ans, un recul de l’option de développement social au bénéfice d’une victoire de l’idéologie sur la gestion des « talents ». La localisation est l’un des paramètres de l’attractivité, et l’on investit donc dans les centres-villes avec une vitrine communicante, ainsi que des locaux glamour et bien équipés. Comme il s’agit de surfaces chères au mètre carré, intervient alors le second paradigme, la main-d’œuvre, ou le « cerveau d’œuvre », est un coût – et il est toujours trop élevé.

Face à ces deux approches, il faut voir que les espaces constituent de moins en moins un actif patrimonial. Hier, la grande entreprise détenait ses immeubles. Aujourd’hui, elle a plutôt tendance à les vendre et à louer. Nous raisonnons alors sur des coûts du mètre carré par tête. Si chaque mètre carré loué doit coûter cher, il faut faire avec, mais alors, avec le moins de mètres carrés possible. L’open space, avec le flex office en tendance, permet de penser une empreinte individuelle plus faible au mètre carré par salarié. Le télétravail constitue une couche supplémentaire de solution pour faciliter – ou compenser – des bureaux ouverts, donc moins intimes, et flex, donc pas toujours accueillants, mais qui ne sont plus la norme pour toute la durée du travail.

Dans une économie de services, quels sont les ressorts dominants qui concourent ou devraient concourir au choix des espaces de travail ?

X.B. : Selon moi, les espaces de travail sont une ressource pour la performance du travail, mais d’un travail qui n’a pas les mêmes besoins dans une économie devenue servicielle. Il n’y a plus besoin de beaucoup de place pour les machines. Avec le cloud, il n’y a plus de flux de matières à gérer dans des espaces physiques. Nous n’avons plus besoin de rangements, comme dans un centre de tri de La Poste. Nous pouvons être efficaces dans un travail intellectuel et informationnel avec très peu de fonctionnalités de bureau : une prise électrique et un wifi. Côté espaces de travail, il n’y a pas actuellement de théorie solide disponible.

D’où les tâtonnements et, souvent, un alignement sur la mode. Pour le reste, il y a la tentation de spécialiser les espaces. C’est ce que l’on appelle l’activity-based : des espaces fonctionnellement différents pour faire des réunions, se concentrer, vivre un moment de convivialité, lire, téléphoner… L’espace alloué au poste de travail individuel va en se réduisant. Les bureaux mesuraient autrefois 12-15 mètres carrés, puis 9-11 mètres carrés, plus les espaces associés. Aujourd’hui, la moyenne cible n’est plus que de 4 mètres carrés autour du poste individuel en open space. Pour autant, les gains au global en mètres carrés ne sont pas toujours spectaculaires. Il faut en effet réserver en moyenne à chaque travailleur au moins deux, souvent trois, voire quatre positions de travail : une position classique avec un plateau et un ou deux écrans, une position de travail dans une salle de réunion, une autre dans un box isolé et encore une dans un espace de convivialité.

Avec le cloud, il n’y a plus de flux de matières à gérer dans des espaces physiques

Xavier Baron, économiste et sociologue

Le déploiement du télétravail a longtemps été marginal en France. Toutefois, dès avant la crise, on sentait qu’il montait en puissance, à la fois dans les organisations du travail et les choix des salariés eux-mêmes.

X.B. : Il y a en effet une attente vis-à-vis du télétravail, mais aussi le constat que ce n’est pas si simple. Le télétravail est récent. Peu développé avant la crise, son taux était évalué entre 6 et 10 %, selon que l’on était dans le cadre d’un accord d’entreprise ou dans des pratiques plus clandestines, localement arrangées. Le télétravail a d’abord été pensé comme un avantage social. Il est une déclinaison d’un marqueur statutaire, le privilège des cadres de ne pas compter leur temps de travail, celui que l’on passe au bureau. C’est ensuite une contrepartie à des nuisances pour le travail associées à des contraintes de déplacement, aux enjeux de la vie familiale, et parfois même au caractère peu attractif des bureaux.

Le télétravail n’a pas été pensé comme une modalité organisationnelle particulière, orientée performance, mais comme un mode dégradé consenti pour limiter des contraintes associées au travail. Que sait-on au fond de cette forme de travail ? Ceux qui le vivent évoquent des gains de productivité. C’est positif, mais il convient de rester prudent. Nous savons que cela vaut pour tout ce qui relève du travail à base de processus. Le télétravail permet un gain de temps de déplacement et de concentration, une moindre fatigue… En revanche, que sait-on des effets d’un télétravail élargi (plusieurs jours par semaine pour une majorité d’emplois d’un collectif) sur le travail d’exploration, de relation, d’innovation ? Que sait-on de la capacité à se former et à former les autres en télétravail ?

Nous savons que l’information ne passe pas seulement par des réunions formelles ni toujours bien par des e-mails. Le travail à distance a un certain nombre de qualités, mais également des limites. Sur le plan social, le confinement l’a montré, il reproduit des inégalités, avec d’un côté ceux qui ont un espace dédié, qui n’ont pas d’enfant en bas âge ou qui n’ont pas à se soucier du travail domestique, et de l’autre ceux qui n’ont pas cet espace, qui sont envahis, qui n’ont pas le bon écran ni de siège ergonomique, qui sont condamnés à de mauvaises conditions de travail, mais aussi à un éloignement.

Est-il concevable que les salariés soient, d’une manière ou d’une autre, associés aux choix d’avenir en matière d’organisation et d’espace de travail ? Ils l’ont souvent été par le passé, mais sur un mode assez light – pour des choix de mobilier ou de couleur. N’y a-t-il pas dans l’implication des salariés un enjeu de performance ?

X.B. : La participation ou l’implication dans les choix d’aménagement ou de déménagement, je les ai généralement rencontrées sur un mode « cosmétique », pour ne pas dire à la limite du malhonnête. Il ne s’agissait pas d’implication, mais de préparation des esprits. Au risque d’être un peu cynique, je dirais que c’est une affaire de pouvoir. Dans ce type de changements, il y a ceux qui ont des ressources – les sociologues les appellent les « dominants » – et qui y trouvent des opportunités. Et puis il y a les autres, ceux qui ont moins de ressources. Pour ceux-là, les périodes de changement et de crise sont des moments de fragilisation. C’est vrai dans les bureaux comme dans l’industrie.

Quelque chose me rend malgré tout optimiste : le travail tertiaire exige que la conception du travail soit réalisée quasiment en même temps que la dispensation du service. Un service est toujours plus ou moins coproduit. Il faut être pertinent et efficace quand on est un travailleur de service. Bien sûr, certains sont très contraints, limités à l’exécution. Mais le service au sens fort, c’est la réponse à un besoin et la recherche de modifications favorables d’état ou d’environnement pour le bénéficiaire. Cela demande de l’intelligence, un certain niveau d’initiative et d’autonomie. Si l’on veut de la performance dans le travail de service, il faut créer les conditions d’un « engagement subjectif ». Cela milite en faveur d’une posture plus ouverte des entreprises, pour prendre les décisions avec le salarié et les partager, afin d’aller vers les meilleures conditions de travail et de vie au travail possible.

 

Quels sont les acteurs clés qui participent à la négociation et à la décision dans ce domaine ? Quels sont les équilibres ou déséquilibres à l’œuvre entre direction financière, direction immobilière, DRH et partenaires sociaux ? Comment s’effectuent les arbitrages ?

X.B. : La réalité varie d’une entreprise à l’autre. En général, je vois assez peu les fonctions RH. Est-ce un problème de compétences ou de niveau d’intervention ? Je ne sais pas le dire. Pour qu’une fonction RH soit forte, il faut sans doute qu’elle soit portée par une politique de direction générale. Or, nombre de DRH sont condamnés à la mise en œuvre de processus de gestion, tout en étant mal dotés en politique qui leur permettrait d’avoir véritablement une influence sur des choix d’aménagement. Par ailleurs, je vois émerger des « directeurs de l’environnement du travail » – nouvelle appellation pour les responsables des services généraux. Quelques-uns sont devenus des patrons de services fonctionnels d’autant plus puissants qu’il y a une concentration des contrats sur lesquels ils ont la main.

Plus vous êtes sur du facility management, plus vous êtes amené à négocier en central des budgets d’achat importants et des contrats sur plusieurs années. Fréquemment enfin, ce sont les directeurs immobiliers qui s’expriment dans le débat public. J’ai beaucoup entendu leur voix au cours des dernières années. Je dois dire que je l’ai parfois trouvée un peu rapide, rustique et naïve. Beaucoup ont justifié l’open space par un besoin de transparence. Il suffirait de faire tomber des cloisons pour qu’il y ait transparence, transversalité et réduction de niveaux hiérarchiques. Ce type de raisonnement, métaphorique, a souvent servi à justifier des aménagements et, plus récemment, à recourir au flex, arguant de gains en mètres carrés. J’observe cependant un mouvement nouveau, avec l’apparition assez récente de directeurs immobiliers qui ne se vivent plus seulement comme des gestionnaires d’actifs, des money makers, mais comme des patrons d’un immobilier d’exploitation. Ils commencent à penser les bureaux comme un outil de production nécessaire à la mise en œuvre du travail ; un support de service au service du travail…

La question de la communication est souvent abordée en termes d’accompagnement des déménagements ou des réorganisations. Ne se pose-t-elle pas d’abord au coeur du travail lui-même ?

X.B. : Qu’est-ce qui se joue dans l’espace du fait du changement ? Qu’est-ce qui se joue dans le travail du fait d’un changement d’espace ? La question est largement associée à un usage. Pour le communicant, il s’agit d’accroître la mise en visibilité du travail réel. La véritable difficulté du travail tertiaire est sa faible visibilité. Un travailleur de bureau est assis derrière un écran, sur lequel, parfois, il ne se passe rien. Nous avons beaucoup de mal à observer ce travail. Cette difficulté de l’observateur extérieur est aussi celle du manager, de l’aménageur ou de l’architecte d’intérieur. Les communicants peuvent contribuer à en traiter. La mise en visibilité du travail réel et de la production immatérielle de ce travail doit-elle se faire sur un mode symbolique ? Par des mises en scène ? C’est aux professionnels de la communication de le dire. C’est en tout cas un vrai sujet de management et de communication.

 

Cela requiert, sans aucun doute, un travail d’enquête en amont. Finalement, parmi tous ces sujets que vous suivez depuis des années, quel est celui qui vous tient le plus à cœur ?

X.B. : Je retiens deux termes : usage et appropriation. Les sociologues repèrent depuis bientôt une trentaine d’années une demande de sens et d’autonomie, que la nouvelle pensée managériale essaie d’ailleurs de développer. Pour être efficace et pour faire sens, le travail se joue beaucoup autour de la notion d’usage. Cela vaut pour les espaces. C’est moins la définition de l’espace que son usage qui nous renseigne : il faut donc observer, enquêter et comprendre comment l’activité se met en œuvre. Il y a ensuite un enjeu d’appropriation. Pour être utilisé, habité, un espace doit être approprié.

Et pour qu’il soit approprié, il faut qu’il soit appropriable. Lorsque je vais au bureau, suis-je chez moi ou suis-je à peine toléré ? Dois-je faire la queue pour avoir un plateau où déposer mon portable ? Suis-je accueilli ? Ai-je des repères sur la durée, avec un collectif ? Il faut bien sûr qu’un espace soit approprié à quelque chose. Il doit être fonctionnel. Mais il faut surtout que l’espace soit adapté à ce que l’on y fait, individuellement et collectivement, y compris par sa qualité de localisation. C’est moins l’espace qui est en cause, que la manière dont on y est accueilli, dont on peut se l’approprier. Je concentre aujourd’hui mes efforts sur le facility management. Ce secteur rassemble des métiers, considérés comme modestes et peu qualifiés qui produisent des éléments essentiels autour de la santé, de la sécurité, de l’accessibilité et de la mobilité – des sujets de fond de la qualité de vie au travail et de l’environnement.

Laisser un commentaire

Haut de page